Crédit: Roger Mawulolo

Les derniers mots d'un poisson de sifiô

Lors d’une escapade au bord du Lac Togo, je me suis retrouvé face à un sifiô succulent. Le sifiô est ce plat togolais composé d’une pâte à base gari (pinon) accompagnée par du poisson cuit. Le sifiô a actuellement le vent en poupe. Avant d’aller plus loin dans mes propos, permettez que je vous file un secret : un sifiô pris en bord de mer ou de lac a un goût meilleur qu’un autre pris dans un restaurant en ville. Et je ne saurai vous dire pourquoi.

Lorsque le plat fut servi et au moment où je m’abaissais pour laver mes mains dans la bassine d’eau posée à même le sol, mon regard croisa celui du poisson bien assaisonné qui trônait au milieu de condiments frais et bien colorés. Je fus comme scotché, comme par hypnose, à ce regard et tout de suite notre conversation débuta.

Le poisson du sifiô – Photo : Roger Mawulolo

« Grand frère mangeur, bonjour me dit-il.

Bonjour très cher poisson, ai-je répondu. »

Il continua et me demanda si avant de le consommer, je ne voudrais pas savoir d’où il venait et ce qu’il avait traversé avant d’aboutir à cette assiette. Je lui dis :”Volontiers ; je suis tout ouï”.

Tout souriant, il commença. (Hé oui, le poisson souriait)

« Dès le jour de ma capture par les filets des pêcheurs, je fus mis dans un bassin piscicole. Je me demandais pourquoi on ne m’exécutait pas en même temps. Au détour d’une conversation entre le pêcheur et le cuisinier du restaurant, je compris que c’est pour me garder frais, car plus frais je serai, mieux sera le sifiô.

Plus frais est le poisson, mieux sera le sifiô

Je me permets de te tutoyer car toi et moi nous ne ferons bientôt qu’un. Je veux dire, je serai dans ton estomac après avoir traversé ta bouche, ta gorge, tes intestins et j’en passe. Même si j’y serai en morceaux, ce sera toujours moi.

Je disais donc que le cuisinier est venu me récupérer suite à ta commande. A voir ton visage, je suis rassuré d’être mangé par quelqu’un qui sait savourer et apprécier les bons plats. Et je suis sûr que tu ne m’accuseras pas de commettre un délit de faciès. »

A ce moment, je voulais placer un mot, le poisson me coupa net en disant : « Hé les humains, tu veux encore me tromper alors que je vois dans tes yeux que tu salives même plus que le chien de Pavlov ? Laisse-moi donc continuer. »

Et ce cher poisson continua en ces mots : “Mes branchies furent donc enlevées et je fus bien lavé. Moi l’habitué des eaux de la mer, je fus plongé dans une marinade. Je suis sûr de ne pas me tromper en disant qu’elle était faite de gingembre, d’ail et de poivre principalement.”

A ce moment, je pus placer un mot. “Mais cher poisson, tu n’étais donc pas encore mort ?”. Il répliqua : “mais mon cher ami, quand on te dit qu’il y a une vie après la mort, penses-tu que ce sont des histoires ? Laisse-moi parler”. Puis, il continua.

“De l’autre côté, je voyais une marmite sur le feu dans laquelle il y avait de l’huile qui chauffait. On y avait aussi mis de la tomate. Le chef cuisinier expliquait à ses assistants que s’il voulait une couleur de sifiô plus vive, ils pouvaient rajouter de la tomate concentrée provenant des boîtes de conserve. J’ai failli l’interpeller pour lui dire que je détestais les boîtes de conserve. Mais il ne fallait pas éveiller les soupçons ni faire fuir ces braves gens qui ne faisaient que leur travail. Tu imagines leur réaction face à un poisson déjà assaisonné qui se met à parler ?

Pendant que j’étais dans la bassine, attendant d’être plongé dans la sauce, je vis que je n’étais pas le seul poisson en préparation. D’autres m’y rejoignirent mais tous mes mouvements pour échanger avec eux furent vains. Eux ils étaient vraiment déjà morts.

Ensemble avec eux nous fûmes donc plongés dans la sauce, faite par ajout d’eau à la marmite où il y avait l’huile et les condiments. L’assistante du chef cuisinier nous y a laissé cuire de longues minutes. Je ne ressentais aucune douleur car l’effet que les douces mains de l’assistante ont laissé sur ma peau me donnaient encore quelques frissons. Je suis quand même un poisson mâle et digne.

Quand nous avons été retirés de la sauce, j’ai vu que de l’eau y a été rajoutée puis du gari. Je sais que vous dites aussi gali. La technique pour rajouter le gari m’a impressionné. La dame remuait l’eau avec une spatule tout en y faisant tombé de fines pluies de gari. Elle disait aux élèves cuisiniers que pour obtenir une pâte uniforme et tendre, il fallait bien rythmer le mouvement. C’est tout une science.

Ensuite vient le moment du dressage où j’ai été placé sur le plateau et entouré de tranches de tomates, d’oignons et de poivrons frais avec sur une autre assiette, les boules de pâte de gari obtenues avec leur belle couleur orangée. Mais l’honneur est toujours au poisson. Le pilier central du sifiô, c’est le poisson surtout quand il est bien fait.

Le pilier central du sifiô c’est le poisson.

Voilà, cher ami, mon aventure de l’océan jusqu’à ton assiette. Maintenant tu peux me déguster sans souci et surtout ne te mets pas à chanter “Wo ntô è va gbô nyé”* hein. Je vous connais. N’oublie pas aussi de m’arroser avec du bon sodabi pour une meilleure digestion.

Je te dis à bientôt…pendant mon séjour dans ton appareil digestif. »

Juste après cette dernière phrase, j’ai instantanément retrouvé mes esprits avec un petit sursaut. Je me souviens alors que j’étais vraiment dans ce restaurant au bord du Lac Togo. Le serveur qui attendait devant moi : “Monsieur avez-vous fini votre prière” ?

S’il savait que je venais de converser avec le poisson…

Sinon un conseil : si jamais vous passez par le Togo, n’oubliez pas de déguster le sifiô. Vos papilles gustatives ainsi que votre estomac vous en seront éternellement reconnaissants.

* Wo ntô è va gbô nyé : chanson populaire au Togo insinuant qu’une victime qui se rend de son propre chef chez un bourreau connu est consentante.

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Commentaires

clemence denavit
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quelle plume !

Mawulolo
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Merci Clémence

Leon
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Excellent article...

Mawulolo
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Merci...
Inspirante Anèho

N'NEGUE Owono Claire Aicha Merveille
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Tu es trop fort kiakkakka

Mawulolo
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Akiba chère lectrice et amie du Gabon

Eleonore
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Donc toi Rogrr, grand mangeur devant l'Éternel, tu as laissé parler un poisson avant de le déguster ? On attend ta prochaine conversation insolite. Sinon...très beau et succulent billet

Mawulolo
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Merci Tata Léo,
Une façon bien particulière de révéler la recette de ce plat togolais à promouvoir.
Je vois que tu as été séduite par el poisson hein...
Bon appétit donc